CHAPITRE III
Les yeux de Dar s'étrécirent.
— Seul un fou rit face à la mort. Ou un homme très courageux. Lequel des deux êtes-vous, Homanan ?
— Aucun des deux, ou un peu de chacun...
Personne ne parla. La tension monta dans la salle.
— Pensiez-vous que je plaisantais ? demanda Dar.
— Non, je sais que vous étiez sérieux ! Je sens votre désir de me tuer. ( Il fit tinter les pièces homananes devant lui. ) Mais j'ai appris qu'il est possible d'acheter une vie, si le perdant est assez riche. Ou s'il a d'autres moyens de forcer la décision.
Dar sourit.
— Il y a trois hommes derrière vous. Et d'autres derrière eux.
Hart haussa les épaules.
— Peu importe. Je ne parlais pas de moyens liés à la violence.
— Moi, oui, dit Dar en touchant la garde de son couteau.
— Utile contre un homme, je n'en doute pas, mais contre un faucon ?
L'expression de Dar ne changea pas. Seul le ton de sa voix devint subtilement différent.
— Un Cheysuli, dit-il.
— Oui.
— Un maudit métamorphe parmi nous, cracha Dar en retroussant les lèvres.
— Maintenant, dit Hart, pouvons-nous négocier la suite des événements ?
— Vous avez perdu. Vous connaissiez les enjeux. Cheysuli ou Homanan, peu importe. Le pari est toujours valable.
— Il me suffit d'appeler mon lir, dit Hart.
— Allez-y, Cheysuli. Ou plutôt, essayez. ( Il regarda un homme situé derrière Hart. ) Même moi, je sais qu'un Cheysuli n'a plus de pouvoirs face à un Ihlini.
Hart fit volte-face et sentit la lame du couteau contre sa gorge. Il se figea.
— Ihlini ? demanda-t-il.
L'homme inclina poliment la tête.
— Oui. Nous sommes à Solinde, Cheysuli. Ici, nous allons où il nous plaît, comme vous le faites à Homana.
Pour la première fois depuis qu'il était entré dans la taverne, Hart essaya de contacter Rael. Il sentit aussitôt l'interférence qui signalait la présence d'un Ihlini et annulait temporairement le lien.
O dieux, lir ! Qu’ai-je encore fait ? Où est Brennan quand j'ai besoin de lui ?
— Maintenant, dit doucement Dar, si nous reparlions de ce pari ?
Hart tapota la pile de pièces d'or et d'argent.
— Il y a assez pour racheter ma vie, dit-il.
— Votre or est sans valeur ici, Homanan. J'ai bien vu comment vous regardez notre or rouge, comment vous le dévorez des yeux. Des yeux, d'ailleurs, qui sont bleus et non jaunes. Je ne pense pas que vous soyez cheysuli. Vous êtes un menteur qui profitez de la réputation des autres.
Cela piqua la fierté cheysulie de Hart. Il repoussa une mèche de ses cheveux et dégagea sa boucle d'oreille.
Le Solindien haussa les épaules.
— Nombreux sont ceux qui portent ce genre d'ornement.
— Alors, permettez-moi de vous montrer le reste de mes ornements, dit Hart en retirant sa tunique.
Dar regarda les bracelets-lir :
— Oui, vous avez le droit de vous dire Cheysuli, fit-il. Mais cela ne change pas le pari. A moins que vous n'offriez votre or cheysuli...
— Non.
— Non ? Vous voulez racheter votre vie, mais vous ne proposez rien de valeur en échange.
J'ai quelque chose à échanger, même s'il est certain que Tarron n’aimera pas ça.
— Je vous propose quelque chose d'extrêmement solindien, dit-il en montrant sa bourse.
Dar la prit et la renversa sur la table.
Une bague en or rouge solindien en tomba.
— Le Troisième Sceau, dit Dar, incrédule.
— Une partie du Trey, acquiesça Hart. Est-ce suffisant pour racheter la vie du prince de Solinde ?
— Il n'y a pas de prince de Solinde, dit Dar. II n'y en aura pas jusqu'à ce que la dame Ilsa se marie et donne naissance à un fils. ( Il regarda Hart comme s'il le reconnaissait tout à coup. ) Elle a dit qu'elle avait rencontré un guerrier cheysuli, qui portait le Troisième Sceau, et qu'elle avait failli le tuer...
Ainsi, elle s'appelle Ilsa.
— Avec ça, un homme peut régner sur Solinde.
— Non. Sans les autres, cette bague n'a pas de valeur. Les Sceaux manquants sont entre les mains du régent et de mon père.
— Niall est votre père, fit Dar pensivement.
— Oui. Mon jehan. Le Mujhar d'Homana. Je ne suis pas ici de mon plein gré, dit-il. Il m'y a envoyé pour apprendre à gouverner Solinde ; je n'en ai pas plus envie que vous.
— Vous n'en avez pas envie ?
— Pas pour le moment. Un jour, sans doute... J'ai été élevé pour ça. Je n'ai pas l'intention de tourner le dos à mon tahlmorra. Mais pour le moment, je m'intéresse à autre chose. ( Il indiqua la bague que tenait Dar. ) Est-ce suffisant ?
— Pour racheter votre vie ? Ce bijou vaut bien plus que vous l'imaginez, petit prince ! C'est le prix d'une femme.
— Une femme ?
— Vous m'amusez avec votre ignorance ! Si vous étiez fait pour gouverner, vous vous seriez occupé d'un peu plus près de la politique solindienne. Et je n'ai nulle envie de vous servir de tuteur. Allons, j'accepte votre prix ! Rentrez au palais avec votre or inutile et votre faucon !
Hart n'avait jamais été traité aussi cavalièrement. Pourtant, il ne dit rien, reconnaissant à ces hommes le droit à l'insolence car il ignorait tout de ce royaume, alors même qu'il prétendait régner sur lui un jour. Sans un mot de plus, il remit sa tunique et sortit.
Au matin, il expliqua l'affaire au régent, soulignant qu'il fallait en apprendre plus sur Ilsa, qui pouvait donner un prince à Solinde simplement en ayant un fils.
Il ne s'était pas attendu à la réaction de Tarron. Celui-ci agrippa les accoudoirs de son fauteuil et se leva lentement.
— Vous avez perdu le Troisième Sceau ?
— En échange de ma vie, j'ai permis à Dar de le garder, dit Hart. Une bague en vaut une autre ; faites-en faire une copie.
Le régent le regarda, rouge vif, puis livide.
— Vous n'avez aucune idée de ce que vous avez fait.
— Non, je pense que je le sais...
Tarron l'interrompit.
— Vous avez mis tous mes efforts en péril ! Peut-être même toute la succession. Le Mujhar m'avait prévenu... Il m'a dit qu'il faudrait vous surveiller jusqu'à ce que vous ayez mesuré l'importance de votre rôle. Mais j'ai pensé qu'il exagérait... Et voilà que vous avez donné le Troisième Sceau à ceux qui sont le plus susceptibles de vouloir arracher le trône à votre père... Et qui vous préféreraient mort, afin de pouvoir nommer leur propre prince de Solinde.
— Tarron...
— Silence ! Tenez votre langue, pendant que je réfléchis à la façon dont vous pouvez garder la tête sur les épaules, malgré le peu d'usage que vous en faites !
— Régent, puis-je vous rappeler...
— Je suis moins inquiet pour votre rang que pour votre vie. Ecoutez-moi.
Après un instant, Hart s'assit.
— D'accord. Je vous écoute.
— Pour résumer la situation, vous savez que Solinde est un pays occupé. Toute décision concernant la conduite de ce royaume revient à votre père. Selon la loi solindienne, les documents doivent recevoir un triple sceau. Niall détenait le premier et le troisième depuis le début de son règne ; j'ai le deuxième. Sans le Trey complet, la roue s'arrête de tourner. Il vous a remis le Troisième Sceau pour vous conférer un rôle actif dans la direction de ce royaume, qui sera un jour le vôtre à part entière, sans inféodation à Homana.
— Mais... Je croyais que je régnerais en son nom... Que les choses continueraient à peu près comme maintenant.
— Combien de fois vous a-t-il dit qu'un jour Solinde serait à vous ?
— Aussi loin que je me souvienne, c'est ce qu'il me répète, mais...
— Mais rien ! A sa mort, vous serez roi. Solinde vous appartiendra, mon seigneur.
— Et si je décide de rendre leur patrie aux Solindiens ?
Tarron ne broncha pas.
— Qu'il en soit ainsi. Mais vous l'avez peut-être déjà fait, en donnant le sceau à ceux qui ont le plus d'intérêt à votre disparition.
— Dar aurait pu me tuer la nuit dernière ; il m'a laissé vivre.
— Parce que la dame Ilsa n'a pas encore pris sa décision. L'homme qu'elle épousera deviendra consort, et le fils qu'elle en aura sera nommé prince de Solinde.
N'oubliez pas que son arrière-grand-mère était la sœur de Bellam, le dernier roi dè Solinde. Dar est celui des jeunes nobles qui a le plus de chances de l'épouser : il est jeune, beau, riche... et entièrement dévoué à la cause solindienne.
— J'ai compris, Tarron. Vous me suggérez d'épouser la jeune fille pour l'empêcher de tomber entre les mains des Solindiens.
— Je ne vous suggère rien du tout. Tant qu'elle ne se mariera pas, vous serez en sécurité. Nous la surveillons de très près, mon seigneur. Elle ne semble pas avoir arrêté son choix.
— Je suppose qu'elle sait ce qu'il signifie pour Solinde ?
— Oui. Mon seigneur, faites attention. J'ai vu la dame. Je comprends qu'un jeune homme puisse perdre la tête pour elle. Mais si vous la bousculez, elle risque de se réfugier dans les bras de son soupirant le plus assidu.
— Dar, dit Hart. Que j'agisse ou pas, elle risque de l'épouser tôt ou tard. Que me proposez-vous ?
— De récupérer la bague avant que Dar en fasse usage. Avec elle, il a une meilleure chance de gagner la main de la dame. S'il a la bague et Ilsa, c'en sera fait de votre présence à Solinde.
Hart jura. Il n'avait aucune envie de se marier, même pour assurer sa position. Que Brennan se sacrifie en épousant Aileen d'Erinn, et Keely le frère de la jeune fille. Quant à lui, son choix serait fonction de ses propres désirs, au moment qu'il déciderait.
— Je vois un moyen de récupérer le Troisième Sceau ! s'écria-t-il tout à coup. Et sans verser le sang. Mais j'ai besoin de votre aide.
Tarron n'hésita pas.
— Tout ce que vous voulez, mon seigneur.
Hart sourit.
— Donnez-moi de l'or solindien en échange de mon or homanan.